CHAPITRE II
des coups de pied irréguliers dans la porte de ma chambre. Une voix maladroite appelle :
— P'pa, p'pa!
C'est Antoine, escortant ma Félicie. Déjà l'odeur tonifiante du café frais les précède dans ma piaule.
Je crie d'entrer. Antoine se précipite, fait quatre pas et s'arrête, indécis à cause de la pénombre. Ce matiïi, il est beau comme un amour avec sa salopette de velours bleu et son pull orange à col roulé. Sa blondeur se modifie. Il tourne au châtain-vénitien, selon maman.
Ma brave femme de mère dépose son plateau sur un guéridon et va tirer les doubles rideaux. Un jour aimable fait son apparition. Une matinée de début de printemps, indécise mais lumineuse.
— Bonjour, mon
grand, tu n'es pas rentré tard;
si j'avais su, je t'aurais attendu...
Elle m'embrasse. Ses joues sentent la savonnette bourgeoise. Des fragrances d'eau de Cologne au jasmin, vieillie dans un flacon de porcelaine...
— Antoine, mon lapin
blanc, fais un baiser à
papa!
Antoine, bien campé sur ses jambes dodues, hoche sa tête bouclée. Les effusions sur commande, il n'est pas client.
— Après, dit-il.
C'est son mot passe-partout. Il lui sert à esquiver les civilités et obligations auxquelles notre civilisation de cons l'assujettit déjà. « Après ». C'est un bon biais. Pour lui, ça équivaut à un refus, mais le mot est souple et laisse planer des promesses.
Je lui adresse une horrible grimace qui doit me faire ressembler à un personnage de Francis Bacon. Il éclate de rire.
— Encore!
demande-t-il en s'approchant.
Cette engeance, il faut savoir l'apprivoiser. Un
marmot de cet âge est aussi dur à capturer qu'un guépard.
Félicie remonte mon oreiller. Puis dépose son plateau sur mes jambes. J'aperçois une demi-douzaine de croissants chauds, croustillants, dégoulinants de beurre.
— On est dimanche?
— Mais oui, tu l'avais oublié?
— Pratiquement. J'attrape sa main pâle aux légères tavelures
brunes. Les veines saillent, bleutées. Je la porte à mes lèvres. Elle me laisse faire, attendrie.
— Tu sais ce que le
Vieux me voulait?
M'man m'interroge du menton.
— L'affaire que tu me montrais sur le journal lorsque le téléphone a sonné : le baron du Con... Elle m'est confiée!
— Pourtant elle n'est pas sur Paris?
— En fait, c'est un truc compliqué avec des tas de ramifications. L'attentat contre le baron n'en est vraisemblablement qu'un épisode; je te raconterai...
Le bigophone retentit. Je lance un juron si violent que Toinet prend peur et se met à chialer.
— Ecoute, M'man, qui que ce soit qui me demande, réponds que je ne suis pas là, et ensuite flanque-nous aux abonnés absents. Il y a si longtemps que nous n'avons pas passé un vrai dimanche ensemble tous les... trois.
— Tu fais attention à Antoine?
La voilà qui dévale l'escadrin, gazelle tout vigne, Félicie.
Déjà, Antoine bis l'appelle. Elle est son île, son nuage, sa maman. Comment qu'il me l'a fauchée, le sagouin. Tu parles d'un accapareur.
— Viens ici, salaud! lui lancé-je.
Tout de même, afin de l'amadouer, je ponctue d'une grimace. Son sourire réapparaît. Je prends un croissant et le lui montre. Automatiquement, il s'avance, la main tendue. Je te jure qu'il est boulimique, cézigue. Un vrai Béru de poche! Tu lui montres de la bouftance et le voilà illico branché sur le courant lumière. Il chope le croissant et se met à claper les naufragés des Andes quand ils se tapaient une cuisse d'hôtesse sauce suprême.
Je regarde ma table de chevet où je vide rituellement mes vagues avant de me déloquer. Mon porte-carte, mon chéquier, mon stylo, mon fric... Et puis un feuillet sur lequel s'étagent dix-huit CON.
Drôle d'aventure, tu ne trouves pas?
Unique en son genre, hein?
Dix-huit Con authentiques qui ne sont déjà plus que dix-sept et qui vont peut-être encore se clair-semer (si je puis dire).
Ça doit être duraille de s'appeler CON dans la France d'aujourd'hui, tu ne penses pas?
« Bonjour, monsieur CON, madame CON va bien? »
Faut de la santé!
Tu mords d'ici les quolibets d'école?
« T'es vraiment aussi CON que ton père? » ou bien :
« En somme, vous êtes tous plus CON les uns que les autres dans votre famille! »
Mais au fond, parmi la tourbe conesque où nous cloaquons et où chaque individu conne et s'encoconne, n'y a-t-il point justement avantage à s'appeler CON dans la mesure où l'on peut prou-
ver qu'on ne Test pas plus que les autres, et même un peu moins? Ce que l'on perd en ridicule, ne le gagne-t-on pas en prestige? « D'accord : je m'appelle CON, mais c'est vous qui l'êtes. »
Le dimanche suave pèse contre la fenêtre. Les volailles du voisin caquettent avec frénésie. Antoine constelle ma moquette de miettes de croissant. Il me défrime à la dérobée d'un œil qui semble presque pensif...
— Tu viens me faire un baiser, Toinet?
Il reste impavide, grogne un « après » et se recule vers la porte. Par moments, j'ai l'impression que je lui suis antipathique. Peut-être est-ce le fait d'un obscur sentiment de jalousie par rapport à Félicie, non? Les êtres, à peine dégoulines du néant, les voici déjà pétris de vices et de rancœurs. En même temps que des ongles, il leur pousse des griffes à l'âme.
M'man revient, pâlotte, l'air soucieux. Je la devine porteuse d'une mauvaise nouvelle. Mais quelle vraiment mauvaise nouvelle pourrait-elle m'annoncer puisqu'elle est là?
— C'était M. Pinaud,
murmure la chère femme.
Figure-toi que Bérurier s'est cassé la jambe.
Ma réaction pourrait sembler peu charitable.
— Quel con! m'écrié-je, en quoi faisant?
— Il a glissé sur le parquet de sa salle à manger et il est mal tombé.
De quoi se l'extraire avec une pince à sucre et se la plonger dans un bocal à cornichons!
Béru, le mammouth, l'invincible, le bulldozer, le tank. L'ours Béru. Le buffle Béru. Le mouflon Béru. Bérurier le taureau. Le massacreur! Le morceleur de mâchoires. Le pocheur d'yeux. Le passeur à tabac-(proto)type.
Le capitaine fracasseur. Trompe la mort. Le Bombard de l'action. L'homme-Verdun. La torpille humaine. Celui qui ne plie pas et ne rompt pas. Le chêne fait roseau. Le dévasteur, PAttila du pauvre, le briseur de murailles, le cyclone, le gnon-humain, l'Hercule et le poireau; celui qui, d'un coup d'épaule, remettrait d'aplomb la tour de Pise; Béru le colosse d'Hérode, l'armée de Pat-ton et l'alarmé de métier. Lui qui bouscule, pourfend, guerroie, dévaste, investit, décime, surmonte, obtient, neutralise et vainc. Béru, le Gros, le cher, le bon vieux Béru a réussi l'exploit peu commun et imbanal de se casser une patte dans son appartement. Il est sorti des situations piris-simes. Il a accompli des exploits imprécédés. Mais tel un général en réserve de la mort, pareil à un académicien attardé, tout comme un homme politique fossilisé, le voici qui culment, douillettement, bourgeoisement, presque dévotement, se brise à son domicile.
- Il est à l'hôpital?
— Non : on l'a
ramené chez lui après l'avoir
plâtré. Sans doute devrais-tu lui faire une petite
visite d'amitié, mon grand?
Je bougonne en plongeant rageusement mes croissants dans mon bol de caoua. Dans le fond du bol est peint un coq tricolore, style équipe de France. Depuis ma vie je petit-déjeune dans ce bol (j'en ai cassé plusieurs, mais M'man en avait une chiée « d'avance »). Lorsque j'écluse mon café, je guette l'apparition du coq au fond du bol. Un bes-tiau fort gaillard, à l'œil rond et sardonique, avec une crête à peine écaillée, plantée comme un bonnet de police. Une bouillie de sucre non fondu recouvre les plumes du volatile.
Je repose le récipient. Antoine se la radine, la bouche gonflée comme une cornemuse et, de la main, réclame avec autorité un second croissant.
— Ah, c'est vous! fait Berthe Bérurier, sans joie, en me découvrant sur son paillasson, consécutivement à un magistral coup de sonnette.
— En plein, garantis-je. Comment va le cher blessé?
— Comme un porc, répond l'épouse, il arrête pas de bouffer sous prétesque qu'y faut se calori-fier les ossements pour que ça ressoude mieux.
— Comment diantre
a-t-il fait son compte?
Elle est catégorique :
— Comme un con,
commissaire. Exaguetement
comme un con.
Toujours ce mot obsessionnel qui ricoche dans la conversation de chaque bon Français, devenant le synonyme de tous les autres mots avec une précision mathématique.
— C'est-à-dire? insisté-je nez en moins.
— Figurez-vous qu'il a visionné le match de fote-bale que la télé infusait, hier soir. Alexandre-Benoît était surescité pis que les joueurs. Y prétendait que le gaulle français était une passoire. Via qu'y veut me montrer la manière qu'on doit stopper une pénaly. « Choute-moi ce coussin, qu'y m'dit! » Béru, vous le connaissez : tellement casse-bonbons quand il a un truc en tronche qu'y vaut mieux lui condescendre les caprices. Je choute. Il plonge... Comme un con, m'sieur le commissaire. Sur la mémoire de ma mère, je le jure : comme un con! Ce sac à vinasse se tordait sur le plancher en braillant. Voilà qu'il m'avait cassé sa jambe. Dites, un type qui pourrait être père de famille s'il aurait des enfants, se briser
comme un biscuit en iniiant an fnt^-kal^ «m»ig
trouvez que c'est signe d'intelligence, vous? Que la carburation s'opère normalement dans sa grosse tronche de goret?
Un véhément la ferme, salope! » coupe momentanément le sifflet de la tendre épouse.
Elle donne un coup de pouce par-dessus son épaule.
— Vous entendez les
amabilités du monsieur?
Du temps qu'y z'étaient, n'auraient pas pu lui plâ
trer aussi la gueule à c't' oiseau de mauvaise inau
guration?
Je laisse Dame Bérurier à ses louches regrets pour m'ancrer dans cette rade malodorante qu'est la chambre des romantiques époux.
Le Bizarre est bœufé sur son lit, on a surélevé la guitare plâtrée à l'aide de deux oreillers. Il gît en maillot de corps à grosses mailles qui lui donne l'aspect d'un cachalot pris dans un filet de terre-neuvas. Un slip insuffisant, lâche et pendant, lui rend toute décence impossible, la partie entre-jambe n'étant guère plus large qu'un lacet de chaussure.
— Alors, Gros, on
s'émiette? lancé-je avec une
fausse jovialité.
Sa Majesté fait jouer ses grands yeux jaunes striés de sang. Il n'est pas rasé et de la nourriture tremblote aux poils vigoureux de sa poitrine. D'ailleurs, un plat de choucroute repose à son côté sur le lit, à l'emplacement réservé d'ordinaire à sa femme.
Il y puise du pouce et de l'index avec des grâces de vieille marquise chipotant dans une bonbonnière, ramenant soit une dodue francfort, soit une pincée de chou cuit, soit encore un morceau de lard dégoulinant. L'enfournant d'un clappement mi-vorace mi-distingué. Le mastiquant bruyamment, sans s'interrompre de parler.
Car il a des choses à dire.
— Tout est arrivé biscotte la faute de cette
grosse carne, déclare-t-il en enflant la voix pour des cantonades agressives. Quand je l'entends donner son aversion des faits, les fesses m'en pleurent, Gars. Les fesses m'en pleurent...
Ne voulant point arroser d'huile le feu qui m'a l'air d'embraser ce ménage, comme dirait Claudel, j'attends l'explication sans la charger de sollicitations inconvenantes.
A quoi bon puisqu'elle vient toute seule.
— Tu parles que
c'est un coussin qu'elle m'a
shooté, l'ogresse! Le sceau à Champagne, oui! La
sale charogne me feinte avec le coussin et c'est le
seau qu'elle balance. Tu sais son rêve? Me buter!
Elle attend sur le veuvage : la pension, la trac
tion-avant Citroën, mes cannes à pêche, mon dic
tionnaire Larousse que j'ai jamais déballé, tout,
quoi! C'V une vorace. Une colonialisse.
J'ai pris le
seau en pleine poire. Vise mon arcade souricière :
fendue. EstourbiJ 'ai tombé de guingoitre. J'eusse pu
me péter la tronche sur l'anguleux de la cheminée.
D'autres l'ont fait, qu'en sont clamsés. Et tu veux
le plus beau? Je me serais tué qu'elle passait seule
ment pas en cour d'assiette, cette pourceaude.
Il poursuit sa choucroute, en pèlerin de la jaffe décidé d'aller au bout de son rosaire, crache une graine de genièvre par la chambre, une couenne de lard, d'autres reliefs indéterminés...
— T'es gentil
d'avoir venu me voir, remercie-
t-il, après s'être libéré de ses rancœurs les plus
acides, à présent que me v'ià horizonté on va res
ter une paie sans marner ensemble.
Son regard s'embue, sa voix se voile comme une roue de vélo dans Paris-Roubaix(l). Gradu se met à renifler si sauvagement qu'à la fin il cherche un mouchoir. N'en trouvant pas, il biche le drap de lit côté Berthe et se dégage l'émotion à coups de trompette.
Allons, vieux père, tu ne vas pas te foutre l'aorte en torche parce que l'occasion t'est donnée de tirer un brin de flemme. Je viendrai souvent te voir; Pinuche aussi... Et puis ils te bricoleront bientôt un plâtre de marche qui te permettra d'aller faire du sur-place au rade de l'Auverpiot, en bas, fais-je miroiter. Sans parler des petites délicatesses qu'on va t'apporter. Tiens, Félicie va te confectionner une tourte aux foies de volaille comme tu aimes, elle me Ta annoncé au moment où je partais.
Les pleurs du cher Alexandre-Benoît redoublent.
— Vous êtes trop
chouettes, les gars. C'est bon
d'avoir des amis quand on marine dans la peine.
Madame ta mère est une sainte. Et une sainte qui
sait cuisiner. La seule sainte de ma connaissance
capable de te réussir un feuilleté. Même cette
chiasserie de Berthe qu'on ne peut pas lui nier
des dons enculinaires, elle ne travaille pas la pâte
comme maâme Félicie.
Cet hommage vibrant étant rendu à ma vieille, le plâtreux questionne négligemment :
— T'as de l'ouvrage
en perspective, Mec?
Manière de lui changer les idées, je lui narre
par le menu mes histoires de CON.
Et, en raCONtant cette histoire de CON, je réalise à quelle point elle est conne, vue de loin. L'appartement des Bérurier est un parfait mirador d'où il fait bon contempler la connerie universelle. Ici, tu la touches du doigt. Elle te devient évidente, mieux : familière.
A.-B.B. m'écoute en achevant sa choucroute. Il réduit son corps bruyant à un semi-silence pour ne point gêner le récit; bâillant doux, pétant bas et rotant à l'intérieur de lui-même.
Se grattant la toison à mouvements appliqués, et non point à gestes violents d'étrilleur.
Lorsque j'en ai fini, il maugrée (ou de force) :
— Ça me fait c.i.r(l), dit-il
— Qu'est-ce qui te fait .h.e.? m'enquiers-je.
— De ne point être sur pied pour participer à c'te corrida, Mec. Je devine du sport.
Il balance un vent contre marées qui décoifferait un taureau.
— Toux jour haie t'île que, même d'ici, je pourrais t'être utile dans les moyens de ma mesure.
— Qu'entends-tu par là?
Au lieu de répondre, il se penche dangereusement par-dessus son plumard, ouvre la porte de sa table de nuit, en extrait un énorme pot de chambre pour comédie de patronage, dont le rebord a d'étranges souillures, plonge la main dans le récipient, y prend un appareil téléphonique ravaudé, dont le cadran pend comme un bandage herniaire dégrafé, et rassemble sur son lit toutes ces mutilures baroques.
Il les reconstitue, les manœuvre et parvient à obtenir une communication téléphonique. L'exercice est rare, beau, périlleux et donne envie d'applaudir.
— Allô! mugit le Mastar, j' sus chez Mouchard?
— ..., répond son interlocuteur invisible.
— V's'êtes Maâme Mouchard? roucoule le Pote-en-tas, je vous présente mes hommages du dimanche, chère Mahâme, ici Alexandre-Benoît Bérurier, vous pouvez me passer Gaston, plize?
.......... , répond Madame Mouchard.
Sacré Gros! Ainsi il connaît Gaston Mouchard, le directeur de l'agence ayant établi la liste des Con!
Je n'entends pas les paroles de l'épouse Mouchard, comme tu as pu t'en rendre compte, mais je les suppose alarmantes car le visage du Mammouth se transforme. Il pâlit, gravit (1), bave, renifle, lance trois ou quatre « Non?!?!?! » qui marquent l'incrédulité, la révolte, le quasi-désespoir et bredouille :
— Mais comment t'est-ce arrivé? Mais comment t'est-ce que?
A quoi la correspondante déclare très succinctement ceci :
— C'est affreux,
assure le Plantureux. Et il
avait quel âge?
Pour le coup, je tressaute et sursaille :
— Cet imparfait,
dis-moi, signifierait-il que
Gaston Mouchard soit mort?
Je n'ose croire ni admettre.
Béru poursuit une conversation qui flotte sur des éplorances :
— Non?
Mon Dieu!
— Eh ben, vous m'en
apprenez de belles!
Puis, à la fin de l'entretien :
— Me reste plus qu'à
vous présenter mes sin
cères CONdoléances, ma pauvre amie. Je pourrai
pas aller aux zobs-secs vu que je m'ai cassé une
flûte, hier soir, au cours de France-Roumanie de
fôte-balle en bloquant un penalty, mais j'irai vous
faire une visite de politesse sitôt que je pourrai
arquer. Vous avez toujours dix ans de moins que
ce pauvre Gaston, n'est-ce pas?
— Et vous êtes encore bien en chair? Je me rappelle votre poitrine en capot de Ferrari. Charogne! on pouvait y accrocher son chapeau contre. Par-derrière aussi, si mes souvenirs n'font pas la colle, ça se passait de commentaire! Ecoutez, ma petite poule, en qualité de vieux copain à Gaston, je peux me permettre l'autorisation de vous dire ceci : quand une nana a les loloches et le dargiflard que vous trimbalez, veuve ou pas, sa vie n'est pas finie. Y'aura encore des beaux jours, ma gosse, je vous le certifie, foie de Bérurier! Le temps est un grand maître. D'ici quelque temps vous recommencerez à piger que l'existence est pavée de gratins de queues d'écrevisses et de mâles bien chibrés. Ce qu'y va vous faudre, c't'un bon copain dans mon genre, qui sait regarder les choses en face et qui n'fait pas reluire les nanas avec un taille-crayon. Ma première sortie sera pour vous, vous pouvez d'orge et d'orgeat l'inscrire sur vot'carnet de bal. Allez, tchao, Môme. Et re-condoléances!
Il raccroche.
Un peu trop énergiquement pour cet appareil surmené qui retombe en digue-digue et que mon ami renfouit dans le pot de chambre.
— Dieu de Dieu, gronde le pachyderme, je te vas apprendre une nouvelle qui va te la cisailler au ras des gesticules...
— Mouchard est mort?
Son regard couleur de myosotis trempé dans du sang de bœuf s'arrondit.
— Fectivement, dit-il, comment que tu le sais?
* **
— Je parie qu'il n'est pas décédé d'un transport au cerveau, ricané-je.
— Justement, si! Il s'est pris une camionnette de livraison dans le cassis en sortant de chez lui. Comme transport au cerveau, y'a pas mieux. Mouchard. faut te oréciser. ne se dénlacait au'en
Solex. Il disait que le deux roues c'est la solution de rechange de notre époque. Et v'ià ce con qui se laisse viander hier par un camionneur...
— Lequel ne s'est point arrêté, je gage? Le coup du chauffard, je commence à le connaître...
— Tu penses que c'est un assassinat? demande l'homme plâtré.
— Pourquoi pas? Du train où tout ça démarre...
— Quel genre de gus
était-ce?
Le Considérable fait la moue.
— Un pas marrant. Pour te le situer, il buvait de l'eau et bectait des légumes bouillis. Je l'ai connu lors de mon passage à la Mondaine. Le genre grincheux, à rouscailler contre tout. Vlà dix piges, il a pris sa retraite anticipée pour ouvrir une agence.
— Sérieuse?
— On voit que tu ne connaissais pas l'oiseau. Un maniaque de l'honnêteté. Le style d'homme qu'allait tout de go refiler vingt centimes à sa crémière en prétendant qu'elle s'était trompée à son désavantage, alors que c'était pas vrai.
L'unijambé réfléchit.
— Heureusement,
fait-il, ce qui console de la
mort des amis, c'est qu'ils laissent des veuves.
Agréable personne, Mistress Mouchard. Une discrète cinquantaine enlevée avec brio. Elle porte une robe de bonne provenance et soii chagrin n'est pas à ramasser à la serpillière. Elle souffre dans la dignité, le bon ton. Mais, plus que sa personne, c'est son appartement qui surprend. Il ne correspond pas du tout à l'antre d'un flic en retraite fondateur d'une officine de police privée. Il est vaste, élégant, admirablement meublé et décoré de bonne peinture. On se croirait chez un important P.-D.G.
Un couple éploré tient compagnie à la veuve. Tu remarqueras : il y a toujours un couple éploré dans le sillage d'une veuve récente. Des pleureurs apparentés et à part entière, venus étancher le chagrin de la dame et planter des jalons pour l'avenir, car une femme seule est une proie désignée dont on convoite les fesses ou le fric, et parfois les deux.
Présentations. Il s'agit de son beau-frère et de l'épouse d'icelui.
Des cons, je préfère t'avertir bille en tête. De l'espèce humide. Des cons dolents. Des condo-léants. Renifleurs d'âmes-en-peine. Des taste-cha-grins. Des lèche-larmes qui se désaltèrent aux fontaines du désespoir.
Lui est trapu, carré, jaune, avec le cheveu bas, un peu gris. Vêtu de noir mal coupé, mal cousu. Un nez large, des dents gâtées, des yeux qui semblent s'émietter à chaque battement de paupières. Y'a de la haine tiède chez cet homme. Une haine qui mijote sur le bord de son âme comme un fond de sauce sur le piano d'un restaurant. Il hait tout, uniformément, et c'est pourquoi il manque de relief. Sa bonne femme est une aide-conne. Elle l'assiste. L'approuve. Dans le fond, je crois que les prolonge-maris sont pires que les mères-fouettardes. Elles ont des odeurs de slip inchangé, des mines de termites dont la galerie est éventrée. Porteuses de coton-souillé, elles incommodent par leur absence de nécessité. Ce sont des reflets inversés, des ombres mal oortées des snn-
lignages tremblés. Elles n'existent pas, mais elles accentuent. La personne que je te cause appartient à la race verte. Elle est tumulaire. On la déteste sans la connaître. Puis on l'oublie à la regarder.
Mouchard-frère n'aime pas ma venue. Je gêne son investissement. Je contrecarre les chiures de mouche de sa pensée.
— Je croyais que le
commissariat du quartier
avait procédé à l'enquête? dit-il à sa belle-sœur.
Et il attend me§ explications, sans me regarder.
C'est de plus en plus dimanche. Dans le cossu immeuble, des radios et des enfants jouent. Les cloches du quartier en informent d'autres (également du quartier) que la grand-messe s'achève.
— Madame, attaqué-je, en ignorant le couple poussiéreux, nous tenons à nous assurer que la mort de votre époux est vraiment accidentelle, d'où ce complément d'enquête...
— Et quoi! se récrie le cadet du défunt, vous insinueriez que Gaston Mouchard, mon regretté frère, serait mort assassiné!
Il pompe de Pair. Le sien, le nôtre. Tout Pair qui passe à portée de ses soufflets. C'est un orgue de barbarie. Un barbare organisé. Il s'enfle pour mieux exploser, causer de plus grands dégâts, fournir de plus gros éclats.
— La vie de mon
frère, rnôssieur, fut exem
plaire. Nulle place pour la vindicte d'autrui. Gas
ton, c'était la ligne droite. Il a suivi une voie recti-
ligne, vous m'écoutez, rnôssieur? Rec-ti-li-gne! Et
aux rails parallèles. Il plaçait sa conscience à la
hauteur de son devoir. Il servait avec une abnéga
tion exemplaire. Droiture, courage, noblesse de
cœur. N'ayant jamais failli, personne ne pouvait
donc avoir motif d'une quelconque rancune vis-à-
vis de lui. Voulez-vous que je vous dise? Vous le
voulez, Georgette? demande-t-il à la veuve. Vrai
ment,
ie peux? Bon, alors
ie vais le dire. moi. son
trère unique. Gaston était un humaniste. Un point, c'est tout. Un humaniste. Assassine- t-on un humaniste? Hein? Réponse?
J'approche mes lèvres de l'oreille de ce dindon-con et je chuchote :
— Mande pardon, cher
monsieur, avez-vous la
prostate?
Surpris, il secoue négativement la tête.
— Moi non plus,
continué-je, et c'est peut-être
le seul point commun que nous puissions nous
trouver. Mais si j'avais la prostate, cher monsieur,
si je Pavais, vous seriez en train de courir dessus.
Bon, voilà, c'est fait.
Ainsi que tout commence. Dans ce luxueux salon endeuillé, où se préparent des faire-part et des crêpes qui ne seront pas Suzette. Ici, retiens bien, au 8 de la rue Rasemur, San-Antonio vient de prendre l'une des plus importantes décisions de son existence. Devant trois personnes banales qu'il ignorait trente minutes plus tôt, sa philosophie culbute. Sa règle de vie bifurque. San-Antonio, dans une fulgurance de son subconscient, a compris une chose primordiale : il ne peut plus supporter les cons. Il déclare la guerre aux cons. Il devient anti-cons, Harcèle-cons. L'affaire CON l'a CONditionné en un temps record. Fini l'esclavage par les cons, la soumission aux cons, la chorale conne. Il ne bêlera plus parmi eux. Sera con tout seul, à son compte. Artisan-con, quoi.
Tant pis pour les CONséquences. La satisfaction de s'accomplir; la primauté de son droit absolu à l'anticonnage l'emportent.
Sus aux cons trop sucés.
Assez de génuflexcons.
Il décrète le con hors la loi.
Comment? De la manière la plus élémentaire, la plus rude, la plus périlleuse qui soit : simplement en signalant aux cons qu'ils sont cons.
sage en ce monde. Ensemble, nous ferons la grande croisade. Et nous crèverons de la peste connière sur les rives jonchées de conneries d'une nouvelle Carthage. Mais nous crèverons la joie au cœur et le mépris aux lèvres.
Pour commencer, n'admets plus, ô mon fils en anti-connerie, qu'un vieux con te fasse des réflexions dans le genre de « Ah, s'il fallait compter sur les jeunes pour remonter la France! ». Réponds-lui hardiment que ce ne sont pas les jeunes qui l'ont descendue! Et dis à ce vieux con que ceux d'avant : les joyeux de 1900, n'avaient su nous léguer déjà qu'une plume dans le cul et une guerre de 14. Sache, ô mon tire-aux-cons de fils, que la connerie est universelle et inguérissable. Contrairement à l'amour qui n'est qu'à l'échelle d'un instant, parce que tissé d'instants additionnés, la connerie est une éternité souveraine.
Oui, sache, ô mon très pitoyable con de fils, sache et lutte en vain, car les cons désespérés sont les cons les plus beaux.
Dans son magnifique Martin Eden, Jack Lon-don dit qu'un fantôme n'est que l'âme d'un mort qui ne sait pas encore qu'il est mort. Et moi, mon fils infiniment con, je te dis que l'intelligence n'est que l'humilité d'un con qui ne sait pas encore qu'il est con.
Le frangin outragé, abasourdi, ne trouve à me lancer qu'un : « Monsieur!!! » qui aurait peut-être eu des répercussions à l'époque de M. de Tréville, mais qui me laisse froid comme la zézette d'un académicien.
— Quoi??? riposté-je sur le même ton, en plantant dans la cible phtisique de ses yeux un regard tellement acéré qu'on peut le qualifier de perçant.
La joute ne dure qu'une poussière de seconde. Le con bravé n'est pas brave. Il se dégonfle littéralement, perd son peu de volume, déconsistante, se recroaueville.
Il se tourne vers sa belette blette :
— Allons rédiger les
faire-part, décide-t-il.
Le couple exit.
Bonsoir m'sieur-dame.
Dès lors, je me consacre à la veuve, beaucoup plus sobre et sympathique. Je réalise la convoitise béruréenne. Cette dame est de tournure agréable. Elle a les volumes de son âge, mais ceux-ci ont gardé une fermeté juvénile.
— Vous pensez que l'accident de mon mari serait dû à une malveillance? me demande-t-elle après m'avoir indiqué un canapé accueillant.
— Je ne fais qu'émettre une hypothèse, madame. Voulez-vous me raconter les faits succinctement?
Elle obéit docilement, me parle de son bonhomme dont l'Agence marchait magnifiquement. J'apprends que Gaston Mouchard ne travaillait pas dans le cocu, mais dans l'enquête économique. Il avait très vite pigé que le cornard, c'est de la bricole, tandis que le renseignement industriel et commercial paie bien. En peu de temps il avait su se créer une réputation sur la place. De grosses firmes, des hommes de loi, des banquiers utilisaient ses bons offices et la fortune était venue, après des années de gris fonctionnarisme.
— Il disposait de collaborateurs?
— Pas de collaborateurs directs, car il n'avait confiance qu'en lui-même. Une secrétaire et une documentaliste constituaient son équipe. En dehors d'elles, il avait mis au point un système de correspondants dans les principales villes de France. Ceux-ci se composent de policiers retraités, comme lui, c'est-à-dire de types ayant du temps et le sens de la recherche.
— Il vous parlait de son travail?
— Plus ou moins.
qu'il aurait menée pour retrouver des gens porteurs d'un étrange patronyme? La dame a un triste sourire.
— Les C.O.N.? épelle-t-elle.
Ce qui te prouve que voilà bien un blaze duraille à porter puisqu'une digne bourgeoise se refuse à le prononcer délibérément.
— Exactement.
— Oui, il y a fait allusion, car c'était assez pittoresque et... inattendu, n'est-ce pas?
— Savait-il l'objet de ces recherches?
— Je crois qu'il s'agissait d'une affaire d'héritage? Du reste, c'est le cabinet Chemolle qui lui a confié ce travail.
— Pouvez-vous me dire de quelle façon il a procédé pour établir cette liste?
Elle hoche la tête (vu son récent veuvage, il serait indécent pour elle de branler le chef).
— Je pense que sa secrétaire vous fournira sur ce point des renseignements plus précis. Tout ce que je puis vous assurer, c'est que cela a constitué un gros gros travail.
— Les nom et adresse de cette personne, je vous prie?
— Mademoiselle Mercedes Ahinjeccion, 22 rue Chamiel, elle est d'origine espagnole.
— Venons-en maintenant à l'accident d'hier, si vous le voulez bien.
Elle essaie de se voiler la face, comme elle l'a vu faire par les fraîches veuves de cinéma, mais sa nature modérée y renonce, alors elle raconte fort simplement le drame ci-dessous :
— Mon mari est
parti, hier matin, pour son
bureau. Il ne se déplaçait qu'à Solex, ayant une
sainte horreur de l'automobile. Je me trouvais
dans ma chambre à coucher. J'ai entendu un
grand bruit de frein, des cris. Un pressenti
ment m'a fait bondir à la fenêtre. Gaston était
étendu les bras en croix sur la chaussée auprès de son cyclomoteur disloqué. Affreux!
Affreux...
— Et le chauffard a
disparu?
La voix de l'aimable femme se raffermit. Elle
semble étonnée.
— Mais non, pas du
tout. Au contraire, le
conducteur était agenouillé près de mon mari. Il
paraissait souffrir d'une commotion nerveuse. Il
claquait des dents. Des sanglots le secouaient.
C'est un pauvre garçon dont la responsabilité
n'est pas en cause. Aux dires des témoins, mon
mari s'est positivement jeté dans son véhicule.
La surprise me prend. Très vive. Tu comprends : je suis déCONcerté parce que cette version d'un véritable accident chamboule ma petite thèse.
On se dit encore deux trois trucs, manière de bavasser, ensuite de quoi je largue la chère veuve à l'horizon de laquelle pointe la bedaine de Béru-rier.
* **
Tu vois, on pratique un job qui ne suppose pas le découragement.
Et pourtant il arrive, le coup de pompe moral. Rarement, thank God, mais il se produit de temps z'à autre.
Tu me chopes dans l'ascenseur descensionnant.
A la volée.
Tu vois la vie, comme depuis le large, une côte inaccessible que t'aurais beau nager, brasser, crawler, papillonner, elle ne se rapprocherait pas de toi.
Une enquête, c'est avant tout des gens à voir.
C'est même seulement cela. Un défilé de cons à passer en revue, à questionner. Voilà pourquoi tu débilites en période marasmeuse. Des cons finas-seurs, paonnants, menteurs, délirants, lèche—trous rirrnnflexes faisandés, arnannpi cons qui savent des choses sans toujours savoir qu'ils les savent et qui s'encoquillent pour ne point te les dire. Des cons à butiner comme des fleurs d'orties ou de ronces pour leur voler le miel de la vérité vraie. Fatalement, t'en as les méninges poisses, à la longue.
Moi, cependant que la cage métallique, bien acajouteuse et formicateuse, me remporte au niveau du con-nombreux, j'envisage, l'espace d'un éclair, ce que va être ma besogne dans l'immédiat et par sa suite : bavarder avec l'écraseur, bavarder avec la secrétaire de l'écrasé, allez enquêter à l'étude Chemolle, ensuite dans la famille de feu Jean Con, garagiste à Bézanville, puis chez le baron du Con de Couillebeuf, et puis... Et puis merde.
Des gens à voir. A manœuvrer, à pomper... Des Con. Des cons. Glorieux descendants du Con d'Empire, par conséquent issus de l'élite connesque. Des cons à venger, à protéger, à punir. Des cons mortels, comme moi, donc qui se gaspillent en conneries.
En déboulant de la cabine, je percute un plombier moustachu.
Il me traite de con.
On m'a refilé son blaze au commissariat.
Et à présent, je le lis sur une méchante carte de visite punaisée à sa porte : Madame et Monsieur Alice et Paul Pétoche. Camionneurs.
Oh, l'innocente maladresse des humbles!
Elle se lit en gothique poildecutée sur ce bristol jauni. Rien qu'un regard à ce carton et je sais que Paul Pétoche n'est pas un criminel et que s'il a écrabouillé Gaston Mouchard, c'est à son camion défendant; et qu'il n'a pas dormi la nuit dernière, et qu'il dormira bien, de ce fait, la nuit prochaine.
Le style, c'est l'homme.
Je sonne pour affronter un pauvre con.
Un gentil con. Un G.C., quoi, comme on dirait au Club.
C'est soi-même qui vient m'ouvrir.
Un cher bon pauvre bougre. Pas rasé, blafard, avec le tour des yeux rouges et les yeux sans couleur, sans éclat, presque sans regard.
Maigrichon. Blondasse. L'air pas fini, pas finis-sable. Infiniment misérable. Salut, mon frère, mon semblable invraisemblable!
Il porte une chemise sale, mais qui neuve fut blanche. Les poignets n'en sont pas plus boutonnés que le col. Un gilet de laine troué. Un futal dont je te passe les commentaires.
— Monsieur? il renifle.
Je lui souris confortablement :
— Police.
Alors il pend, se répand, devient flasque, presque flaque.
— Vous venez pour le truc d'hier? chuchote le malheureux Pétoche.
— Pour le truc d'hier, exactement.
Il esquisse un geste approbateur. Soumis au-delà de la soumission normale. Pour lui, être vaincu constitue une sorte de refuge. Il se blottit dans les extrêmes, se pelotonne dans les catastrophes.
— Venez...
J'y
vais.
Pas loin. Trois pas et on tombe dans le logement plein d'odeurs agressives, surettes, aigrelettes, vieillies. Des odeurs qui s'accumulent sans se dissiper depuis que les bâtisseurs de cette H.L.M. ont retiré leurs échafaudages.
Une jeune garce de quinze ans, visiblement déviergée depuis du temps, se promène en culotte et soutien-loloches. Un transistor clame une chan-
partiiiii ir chériiiii ie, ce qui me paraît être une sage décision quand on a commis la sottise de vivre en compagnie d'un connard pareil.
Un gamin de trois ans au cul nu aussi souillé que la figure, mange une pomme de terre crue en contemplant la télévision dont l'image sans son (et Dalida) ressemble à la photographie d'un ectoplasme.
— C'est affreux,
murmure Pétoche Paul. En
dix-huit ans de livraisons, j'avais jamais eu d'acci
dent corporel.
Il me désigne une chaise sur laquelle traîne un relief de tartine beurrée :
— Vous voulez vous asseoir?
— Ce ne sera pas la peine, remercié-je, en songeant à mon Lapidus presque neuf. Je voulais seulement entendre votre version des faits, cher monsieur Pétoche.
La petite salope de
quinze ans émet un glousse
ment. **
— Je commence à la
connaître, dit-elle, depuis
hier il la rabâche sans arrêt, si ça se trouve il va
finir par la mettre en musique.
Au lieu de gifler, Pétoche sourit torvement. Il a peur des femelles de sa tribu. Je ne sais où se trouvent présentement les autres (au marché dominical, je gage) mais on sent le bougre malaxé en des girons tumultueux. Elles le briment, l'humilient et, probablement, le frappent. C'est très nettement le con assujetti aux tutelles garcières. Un con subissant des autorités mâles est moins brumeux, moins détruit, car il n'éprouve pas la même qualité de crainte.
— Hier matin, je passais rue Rasemur, commence-t-il. Je roulais à un petit soixante. La chaussée était tranquille. Je vois, à environ cent cinquante mètres devant moi, un type qui enfourche un Solex depuis le trottoir situé à ma gauche et qui démarre dans le même sens qu'où j'allais. Il s'arrête, bat des paupières. Elles sont farineuses. Lui, il n'a pas des pellicules seulement dans les crins, mais également dans les cils.
— Vous suivez bien? s'inquiète le gentil.
— Tu crois qu'il est aussi manche que toi? demande la pétasse en allumant une cigarette avec des gestes de vamp de faubourgs.
— C'est votre fille, ce machin? coupé-je en désignant l'impertinente.
Pétoche blafardit et opine mollement.
D'après ce que je vois, elle a tout ce qu'il faut pour recevoir des fessées. Je ne comprends pas que vous vous soyez privé de ce plaisir.
Du coup, la pimbêche s'évacue dans la pièce voisine en faisant claîfùer fort la porte. Elle la rouvre aussitôt, vient rafler le poste de radio et repart en fermant l'huis plus violemment encore.
— Elle est comme ça,
m'explique consciencieu
sement Paul Pétoche.
Tiens : il a les initiales du bonheur, Césarin! P.P.
La chanson kidnappée continue de chérie-ta-photo-je-pleure de l'autre côté du galandage.
— Vous disiez donc
que le Solex démarre en
empruntant votre sens de marche, ce qui revient
à dire, n'est-ce pas, que, venant du trottoir d'en
face, il a dû pour ce faire traverser la rue?
Une lueur humaine met un peu de vie dans les yeux grumeleux de mon interlocuteur.
— Je vois que vous
comprenez très très bien,
reconnaissante le cher homme. En effet, il a tra
versé la chaussée pour aller prendre sa droite. Et
alors, aussitôt, il a fait demi-tour, comme s'il
cela, il a grimpé sur le trottoir de droite, car il y avait un berceau juste à cet endroit. Il a opéré son demi-tour très sec. C'a été extrêmement rapide. Il paraissait pris de panique.
Je prends doucement la main calleuse du brave camionniste(l).
— Cher ami Pétoche,
susurré-je, je crois que
c'est uniquement pour vous entendre prononcer
ces mots mélodieux que je suis venu vous impor
tuner en plein dimanche familial.
Ces mots, il en a pesé les termes, comme dit ta concierge. A les remâcher, rabâcher, il les a fourbis, s'aidant de saines lectures puisées à même son Parisien Libéré (libéré depuis bientôt 30 ans).
« Il paraissait pris de panique. » Pourquoi pres-sens-je « quéque chose com'ça »?
Parce que je suis un enviandé de poulet blanchissant doucement sous le holster, tu crois? Probable. On en devient mentalement gonzesse en transe de toujours flairer la merde pour dégager le vrai du faux. A force, ton subconscient s'affûte comme un rasoir. Mets-toi à sa place.
Mon geste fraternel, ma voix aimable donnent une miette d'énergie à Pétoche.
— C'est alors qu'il
s'est jeté contre mon capot,
comprenez-vous? Je revois ses yeux... Des yeux de
dingue. Il était affolé. Pas à cause de moi. Moi, il
paraissait seulement pas me voir.
Sais-tu qu'il exprime fort bien, ce petit bonhomme d'endive? Qu'en somme il sait camper le drame simplement et sûrement?... Une dialectique sobre mais suffisante. Un ton de bonne volonté. Le désir de se faire comprendre. Combien l'ont, ce noble souci? Tous, qui charabiatent à gorge de pigeon. S'écoutent sans se faire entendre, les vilains débloqueurs.
— Selon vous, qu'est-ce qui aurait motivé cette peur, monsieur Pétoche?
— Je n'en sais rien.
— Tentez de rassembler vos souvenirs. Y avait-il dans cette rue, que vous déclarez tranquille, quelque chose qui pût effrayer cet homme?
— Non...
— Prenez votre temps, mon ami. Ne soyez pas obnubilé par l'accident, essayez au contraire de vous en dégager pour vous rappeler le décor : la rue, les gens, le mouvement...
Il opine.
Rêvasse.
Tristesse de ce pauvre bonhomme en songeries hagardes.
Le minus n'est pas doué pour le vagabondage cérébral. Il a trop le souci élémentaire du chat appelé chat.
— Vous arrivez, tenté-je de l'exciter... La rue... Vous la revoyez?
— Oui.
— Racontez!...
— Il y avait un balayeur noir qui manipulait une bouche d'eau...
— Et puis?
— Un marchand de primeurs sortait des cageots de sa boutique.
— Bravo. Ensuite?
— Je sais pas... Une vieille dame, je crois bien, qui faisait pisser son chien. Oui...
— Des voitures?
— Stationnées, en file, sur ma droite, c'est une « unilatérale-inversée ».
Il passe sa main dans l'échancrure de sa chemise pour gratter une poitrine concave et qu'on vexe(l).
— Attendez, chuchote Pétoche Paul, époux
d'Alice. Attendez. Je ne voudrais pas dire de conneries...
Seulement voilà... « Ils » en disent. Leur bonne volonté ne « les » préserve pas toujours de leur nature. « Ils » en disent en cherchant à les éviter, tu piges?
— Qu'importe, mon cher vieux. Racontez tout ce qui vous passe par l'esprit : je trierai.
— Je peux me tromper.
— Seul le Pape est infaillible, et voyez, sur trois milliards d'individus, combien sont papes, Paul!
— Quand ce pauvre type a enfourché son Solex, un monsieur est sorti d'un immeuble situé presque en face du sien. Il s'est précipité dans une grosse voiture américaine noire rangée le long du trottoir.
— Et alors?
Pétoche hausse ses épaules en forme de fourchette à escargots.
— A force d'y penser et repenser, je me demande si ce ne serait pas « ça » qui a flanqué la frousse à notre pauvre bonhomme.
— Selon vous, il y aurait une relation de cause à effet?
Il me défriche avec angoisse. J'aurais dû lui bonnir ça en latin, il aurait mieux compris pour peu qu'il ait servi la messe en son jeune âge.
— Vous estimez possible que Mouchard ait eu cette réaction en apercevant le « monsieur » en question? rectifié-je.
— Je me demande.
— Qu'est-il devenu, ce monsieur, « ensuite »?
— Je ne l'ai pas revu, assure Pétoche. Et je vais vous dire mieux...
— Dites, mon brave camarade. Dites vite.
— Je suis presque certain d'une chose : la voiture américaine est partie pendant que je courais auprès de l'accidenté. Ça oui, maintenant, ça me revient... Cette auto démarrant tandis que je sautais de ma tire. Je crois même en avoir été surpris, m'être demandé comment des gens pouvaient se désintéresser d'un homme à terre, d'un homme en sang.
Il se met les deux poings contre les yeux. L'on dirait qu'il veut les broyer pour anéantir la sale vision qui les habite et qui le hante.
— Vous pouvez me
donner le signalement de
l'homme à la voiture? Il était très bien vêtu, je
suppose?
Fatal, puisqu'il l'a appelé « le monsieur ».
— En noir, déclare catégoriquement mon camionniste. Tout en noir, comme un qui porte le grand deuil.
— Jeune, vieux?
— Impossible de vous le préciser. Vous comprenez : je ne faisais pas attention à lui, et ce que je vous raconte là à son sujet, je l'arrache à ma mémoire tant bien que mal, au point que, très franchement, je me demande si les choses ont eu lieu ainsi...
Et la bagnole ricaine, rien de plus à signa-
— Elle était noire,
énorme. C'est tout.
Brave petit bougre coincé dans son clapier...
Le boulot est son unique évasion. Au volant de sa camionnette, il récupère un peu de sa vie foireuse. Il la pilote par fourgonnette interposée, huit plombes par jour, cinq jours par semaine. Le reste du temps, ses vouivres le récupèrent. Il est happé par les sauvages rouages familiaux. On décide pour lui. On le dirige et l'invective. Ah! mon gentil con résigné, soumis, raclé jusqu'à l'os par son milieu naturel, je crois que je t'aime. T'occupe de rien. Meurs! Elles auront fait le reste.
— Merci pour votre
esprit coopératif, Pétoche.
Surtout ne soyez pas traumatisé par cet accident.
— Je sais, mais
c'est pas marrant de rectifier
un homme.
Le moutard qui visionne les images crémeuses du téléviseur se met à gueuler qu'il veut un chien en vadrouille sur l'écran.
Tu crois que, le progrès s'accentuant, un jour les chiens sortiront des postes de téloche pour venir te lécher les mains?
Ne pouvant lui accorder le cabot, Paul Pétoche promet la lune au marmot.
— Il est à vous, ce mouflet? demandé-je étour-diment, tout en songeant in petto qu'ils ne se ressemblent guère.
— Oui, je pense, répond le petit homme désenchanté.